Depuis le jugement rendu par la Cour de Justice de la Communauté Est-Africaine (Appeal N°1/2020), il s’observe un regain de revendications politiques et politiciennes et la résurgence de débats pour réclamer la mise en application du jugement. C’est dans cette même optique que des partis politiques et certaines organisations de la société civile ont adressé des correspondances au Président du Sommet des Chefs d’Etat de la Communauté Est-Africaine pour réclamer la mise en exécution du jugement. Voici en ses propres termes, l’analyse de l’Ambassadeur Edouard Bizimana. Pour lui, le Burundi n’a pas juridiquement perdu le procès.
Mon intervention ici est basée sur le contenu de la lettre du 17 octobre 2022 écrite par un activiste de la société civile qui vit hors du Burundi et qui prétend avoir signé au nom de 18 organisations de la société civile, ainsi que celle du 7 novembre 2022 écrite par 3 individus dont 2 politiciens et un activiste de la société civile.
L’impression générale qui se dégage des commentaires et arguments présentés par les intervenants et par les signataires des deux lettres et que la plupart de ces personnes n’ont pas soit lu le contenu du jugement soit veulent instrumentaliser le jugement pour enclencher des gains politiques.
Bref aperçu de l’affaire
Après la décision du parti CNDD-FDD de présenter la candidature du Président Nkurunziza pour les élections de 2015 et les polémiques suscitées par cette candidature, un groupe de 14 sénateurs a saisi la Cour Constitutionnelle du Burundi pour interroger la constitution et l’Accord D’Arusha pour la paix et la Réconciliation au Burundi. Par son arrêt N°RCC303 du 5 mai 2015, la Cour Constitutionnelle de la République du Burundi s’est prononcée en signifiant que la candidature de Pierre Nkurunziza qui venait de faire son mandant de 2010-2015 ne violait ni la constitution de la République du Burundi ni l’Accord d’Arusha.
Suite à la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi, le Forum des organisations de la société civile de la Communauté Est-Africaine a déposé une plainte à la Cour de Justice de la Communauté Est-Africaine en 2015 (N°2/2015) déclarant que la décision de la Cour Constitutionnelle a violé la lettre et l’esprit de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi et le traité établissant la Communauté Est-Africaine en ses articles : 5(3) (f), 6(d), 7(2), 8(1) ( a) et (c) et 8(5). Le 6 juillet 2016 le Forum a déposé plainte à la Cour de Justice de l’EAC qui l’a rejetée le 29 septembre 2016. Le Forum des organisations de la société civile de l’EAC a fait appel de la décision et a de nouveau déposé plainte à la Cour d’Appel de l’EAC (N°4/2016) contre le Procureur Général de la République du Burundi, contre la Commission Electorale Nationale Indépendante du Burundi et contre le Secrétaire Général de l’EAC pour casser et annuler la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi. Le 24 mai 2018 la Cour a finalement accepté de recevoir et examiner la plainte. Le 3 décembre 2019, la Chambre de Première Instance de l’EAC a rendu son jugement en concluant que la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi n’avait violé ni l’Accord d’Arusha ni le Traité établissant la Communauté Est-Africaine.
En 2020 le Forum de la société civile de la CEA a réintroduit la plainte auprès de la Cour d’Appel de l’EAC pour contester le jugement rendu (N°1/2020) et exiger que la Cour:
Déclare que la décision (Arrêt) N°. RCCB 303 de la Cour Constitutionnelle du Burundi du 5 mai 2015 a violé la lettre et l’esprit de l’Accord d’Arusha de 2000 particulièrement l’article 7(3) du Protocole II ;
Déclare que l’Arrêt rendu par la Cour Constitutionnelle du Burundi viole aussi le traité établissant la Communauté Est-Africaine en ces articles :5(3) (f), 6(d), 7(2), 8(1) (a) et (c) et 8(5) ;
Déclare que la décision du Parti CNDD-FDD de présenter la candidature du président sortant pour les élections de 2015 viole l’Accord d’Arusha et qu’elle est illégale ;
Déclare que toute déclaration, décret ou décision de la CENI dans le cadre de l’organisation ou de la supervision des élections dans lesquelles le président sortant serait candidat sont incompatibles avec l’Accord d’Arusha et la constitution, illégale ;
Ordonne de casser et annuler la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi RCCB303 du 5 mai 2015 ;
Instruise le Secrétaire Général de la Communauté Est-Africaine de demander au Sommet des Chefs d’Etat de l’EAC de suspendre ou exclut le Burundi de la Communauté ;
Exige la comparution du Procureur Général de la République du Burundi et du Secrétaire Général de l’EAC endéans 14 jours ;
Exige que les coûts relatifs au procès soient pris en charge par les accusés ;
Sur le 7 points présentés par le forum des organisations de la société civile, seuls 2 points ont été retenus par la Cour :
- Vérifier si la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi n’a pas violé les articles 5(3) (f), 6(d), 7(2), 8(1) (a) et (c) et 8(5) du Traité établissant la Communauté Est-Africaine ;
- Si les parties ont droit aux réparations demandées.
Après la présentation des arguments des deux Parties, la Cour d’Appel de l’EAC a conclu que la décision de la Cour Constitutionnelle du Burundi a violé certaines dispositions de l’Accord d’Arusha même si la Cour d’Appel de l’EAC reconnait le changement de circonstances et de lois depuis l’adoption de la constitution de 2018, chaque Partie prendra en charge ses dépenses relatives à ce procès.
Analyse
De prime abord Il faut signaler que le Burundi n’a pas perdu le procès contrairement à ce que les organisations de la société civile pensent :« In relation to the remedies sought by the Appellant and given the development and the change in status quo in the Republic of Burundi, we are of the firm view that the remedies sought would not serve any purpose (point 104).» Ce qui veut dire :« Par rapport aux réparations demandées par l’Appelant et compte tenu de l’évolution et du changement du statu quo en République du Burundi, nous sommes fermement convaincus que les réparations demandées ne serviraient à rien (point 104).» Le point 108 du jugement de la Cour d’Appel est plus explicite et cela renforce l’argument que le Burundi n’a pas perdu le procès:
This Court in the case East-African Civil Society Organizations’ Forum held thus: “This Court must therefore while not shying away from pronouncing itself on alleged violation of the EAC Treaty take into account all the circumstances of the case when pronouncing itself on the remedies. The Appellant seek orders to annul, quash or set aside the decision of the Constitutional Court of Burundi. The Court has a wide discretion in granting what it considers appropriate”. Ce qui peut se traduire ainsi: « Cette Cour doit donc, sans hésiter à se prononcer sur la violation alléguée du Traité de la CAE, tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire lorsqu’elle se prononce sur les recours. L’Appelant sollicite des ordonnances d’annulation ou d’annulation de la décision de la Cour constitutionnelle du Burundi. La Cour dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour accorder ce qu’elle juge approprié ».
Cela veut dire que les réparations/exigences que ces organisations et les politiciens de l’opposition réclament, sur base dudit jugement, ne sont plus fondées. A ceux qui diront qu’affirmer que le Burundi n’a pas perdu le procès en se basant sur les « remèdes » serait se tromper ou simplifier la situation je répondrai que les revendications des signataires des deux lettres sont elles-mêmes fondées sur les 3 sortes de réparation.
En relisant tout le dossier et les conclusions de la Cour d’Appel de la Communauté Est-Africaine, il est évident que le jugement n’a pas été basé sur le droit mais plutôt sur des considérations d’ordre politique, voire géopolitiques.
La Cour Constitutionnelle du Burundi a fait son travail (d’interprétation de la constitution) et en toute légalité car elle a été régulièrement saisie par 14 sénateurs pour dire le droit. Ne pas respecter ou changer la décision par le Gouvernement du Burundi ou par le parti CNDD-FDD aurait été interprété comme une ingérence et une atteinte à l’indépendance de la justice. Il faut ensuite préciser que toutes les personnes arrêtées et emprisonnées, les personnes condamnées l’ont été à cause des actes répréhensibles : atteinte à la sécurité, destruction des biens publics et privés, violences, coups et blessures, etc. mais pas à cause du troisième mandat. Aucun pays même ceux de la Communauté Est-Africaine ne pourrait tolérer la prise de pouvoir par coup d’Etat ou encourager les violences et la destruction des biens publics et privés.
Affirmer que « les crimes sont montés de toutes pièces, sans preuves… » (point 2 des exigences dans la lettre) constitue un déni déplorable et condamnable car il y a eu mort d’hommes et destructions de biens publics et privés. La tentative de putsch a bel bien eu lieu et les gens l’ont assumé. Le Gouvernement du Burundi continue d’encourager les politiciens en exil de rentrer au pays et ceux qui n’ont pas de problèmes avec la justice sont rentrés et les autres continuent de rentrer : il ne faut pas forcer une porte ouverte.
Nulle part dans le jugement sont mentionnés la « milice Imbonerakure » (6ème point) dont les signataires réclament la dissolution : cela veut dire que leurs réclamations/exigences ne sont pas fondées sur ledit jugement.
Parler de « crise déclenchée depuis 2015 qui se poursuit toujours au Burundi » alors que même la Cour de Justice reconnait que la situation a changé depuis (voir Issue N°2 Remedies : les points 98, 99,100 et 101, 104, 105 et 106) et que les arguments évoqués n’ont plus raison d’être, prouve encore une fois que les signataires n’ont pas lu le jugement mais se contentent seulement des revendications politiciennes pour se faire une place au soleil.
Le point 101 du jugement du 25 novembre 2021 conclut en ces termes :
« Taking the above observations into consideration, we take judicial notice that following the Referendum in 2018 changes had taken place in the legal dispensation in Burundi that have caused this matter to have been overtaken by events. Furthermore, the death of President Nkurunziza has also caused the complaint raised by the Appellant to become moot. » C’est-à-dire: « Compte tenu des observations ci-dessus, nous prenons acte du constat judiciaire qu’à la suite du Référendum de 2018, des changements ont eu lieu dans l’ordre juridique au Burundi qui ont fait que cette question a été dépassée par les événements. Par ailleurs, le décès du Président Nkurunziza a également rendu sans objet le grief soulevé par l’Appelant. » Il faut comprendre ici que la Cour confirme que la plainte n’a plus de raison d’être et par ricochet, baser une décision sur un sujet tombé en désuétude serait mettre en jeule sérieux de Cour.
Et le point 106 de confirmer:
« We arrived at this conclusion taking into consideration that the act complained of took place in 2015 (six years ago) and that many things on the ground have changed in the Republic of Burundi. » ou encore : « Nous sommes arrivés à cette conclusion en tenant compte du fait que l’acte incriminé a eu lieu en 2015 (il y a six ans) et que beaucoup de choses sur le terrain ont changé en République du Burundi. » Seuls les signataires de la lettre ne veulent pas reconnaitre cette réalité.
Cet argument montre à quel point la Cour a été embarrassée par cette affaire et que c’est pour cela qu’elle a simplement préféré se borner sur l’Accord d’Arusha et non à l’Arrêt de la Cour Constitutionnelle du Burundi (qu’elle n’a pas annulée non plus : point 108) car c’est la souveraineté de l’Etat du Burundi qui est mise en jeu et la Cour le reconnait en affirmant : «… The Court has a wide discretion in granting what it considers appropriate». Ce qui signifie: «… La Cour dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour accorder ce qu’elle juge approprié». Remettre en cause la souveraineté du Burundi créerait un fâcheux précédent pour tous des Etats de la Communauté Est-Africaine, d’où cette prudence de la Cour d’Appel qui rend un jugement mi-figue mi-raisin.
En conclusion, un retour en arrière serait préjudiciable aux institutions burundaises comme semble le confirmer la Cour de Justice de l’EAC: «…we are of the firmviewthat the remedies sought would not serve any purpose » ; en d’autres termes « … nous sommes fermement convaincus que les réparations demandées ne serviraient à rien » (point 104).» et à la paix et la stabilité pas seulement au Burundi mais aussi dans l’espace communautaire.
Dr. Edouard Bizimana
Dr. Edouard Bizimana est diplomate de formation et de carrière. Il a été diplomate de son pays aux Etats-Unis d’Amérique comme premier conseiller d’Ambassade, en République Fédérale d’Allemagne et en Fédération de Russie comme Chef de mission diplomatique avec des accréditations multiples : Saint Siège, Autriche, République Tchèque, Pologne, Biélorussie, Lituanie, Lettonie, Estonie, etc. Ambassadeur Bizimana a écrit et publié plusieurs livres sur des sujets variés: politique étrangère, diplomatie, littérature, poésie. Dr. Edouard Bizimana est aussi enseignant d’universités à temps partiel.
NDLR