Le conflit entre la Russie et l’Ukraine dure environ une année et la confrontation se déroule sur le territoire ukrainien. Les européens et les Etats-Unis soutiennent l’Ukraine au moment où la Russie accuse les pays de l’OTAN d’avoir violé les conventions en ce qui concerne l’expansion de cette organisation. Ce qui pousse les deux, c’est-à-dire russes et occidentaux à chercher des alliances et soutiens dans le monde. L’analyste politique Edouard Bizimana estime que la position de neutralité adoptée par beaucoup de pays africains est raisonnable.
Le Renouveau du Burundi (L.R) : Pourquoi la guerre entre la Russie et l’Ukraine ?
E.B : De mon point de vue, la guerre en Ukraine est une guerre de puissances et de positionnement géostratégique. Au-delà des explications évidentes des uns et des autres, je pense qu’il y a des raisons cachées connues par certaines puissances mais qu’elles ne veulent pas communiquer au grand public pour éviter des réactions hostiles et formations de blocs.
Je dis cela parce que je suis convaincu que les Russes ne sont pas fous pour se lancer dans une aventure pareille sans raisons valables. Du côté des Occidentaux, là aussi je pense qu’ils ont leurs propres raisons qui vont au-delà de celles publiquement évoquées pour s’engager dans une guerre qui peut à tout moment basculer le monde entier dans l’apocalypse. L’histoire récente des relations internationales montre que la Charte des nations unies a été permanemment violée par plusieurs puissances sans susciter les mêmes préoccupations et réactions que nous observons avec la crise ukrainienne.
Je pense qu’il ne faut jamais se limiter sur les évidences si on veut vraiment comprendre l’essence de la crise russo-ukrainienne. Les analystes ont souvent évoqué la montée en puissance de certains pays comme la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie, etc. qui menacerait l’ordre international existant.
L.R : Pour quelles raisons l’Occident et les USA ont décidément soutenu l’Ukraine ?
E.B : Comme évoqué précédemment le conflit russo-ukrainien est un conflit de puissance qui jusqu’à présent se déroule principalement sur le sol ukrainien mais qui peut s’étendre sur d’autres terrains. Théoriquement, le soutien occidental à l’Ukraine est dicté par le souci de respecter la charte des Nations Unies qui met en avant le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats membres. C’est en s’appuyant sur ces principes que les Occidentaux ont pu amadouer les opinions publiques et les rallier à la cause. Encore une fois, les crises récentes contredisent fortement cette position : pourquoi d’autres violations des principes des nations Unies n’ont pas été condamnées et réprimées ?
Objectivement parlant, l’Ukraine est en train de combattre une guerre dont le peuple ukrainien peut ne pas maitriser tous les contours, ses tenants et aboutissants. Mettre en avant l’intégrité territoriale de leur territoire, oui tout le monde comprend bien. Ce qui reste difficile de comprendre est de savoir pourquoi on en est arrivé là? Pourquoi les accords de Minsk n’ont pas été appliqués alors qu’ils pouvaient constituer une base sur laquelle les deux pays pouvaient construire une solution durable?
Il faut comprendre que depuis longtemps, le territoire ukrainien a été convoité par plusieurs pays occidentaux et cela pour plusieurs raisons les unes tenant à sa position stratégique en Europe et d’autres pour les avantages qu’il offre tant au niveau climat qu’au niveau agricole. Il devient évident que tous les intervenants dans cette crise n’ont pas les mêmes intérêts et objectifs par rapport à l’Ukraine. La Pologne ne défend pas les mêmes intérêts que les Etats-Unis d’Amérique, la France n’a pas les mêmes intérêts que le Royaume Uni ou l’Allemagne, etc. En poussant la réflexion plus loin, il se pourrait même que les Etats-Unis d’Amérique ne poursuivent pas les mêmes objectifs et mêmes intérêts que les Européens en Ukraine. C’est pour cela que des réticences et hésitations avaient été observées parmi les pays européens par rapport à la position et mesures à prendre. Certains membres de l’Union Européenne ont émis des doutes quant à l’accueil de l’Ukraine au sein de l’Union ou au sein de l’Alliance de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
Le soutien des Européens à l’Ukraine peut aussi s’expliquer par le souci des Européens de voir la guerre se terminer pour que les réfugiés ukrainiens retournent dans leur pays.Ces réfugiés pèsent lourds sur les économies de certains pays d’accueil et c’est pour cela que leur retour dans leur pays est souhaité. L’autre explication est plus ou moins symbolique car les Européens étaient convaincus qu’une guerre en Europe n’était plus possible après plus de soixante-dix ans de paix. C’est une désillusion totale du côté européen et c’est pour cela que l’Europe a intérêt à ce que la situation ne s’enlise pas pour que les Ukrainiens puissent retourner dans leur pays peu importe son état. Malgré le soutien massif des Occidentaux à l’Ukraine, aucun pays en Europe ne souhaiterait que les belligérants en arrivent à la guerre nucléaire car les risques sont réels et les conséquences seront difficiles à gérer.
L.R : Quelles sont les conséquences de cette guerre sur le reste du monde et que faire pour faire face à ces conséquences ?
- B: Les conséquences de cette guerre sur le reste du monde sont incommensurables et de plusieurs ordres. Les sanctions prises à l’encontre de la Russie affectent tout le monde peu importe l’endroit où on se trouve. L’une des conséquences les plus médiatisées est l’insécurité alimentaire et énergétique. La crise ukrainienne a fortement perturbé la production et l’exportation des produits comme le blé et l’huile de tournesol dont l’Ukraine est parmi les principaux producteurs. Toute la partie Est de l’Ukraine où sont produits le blé et le tournesol a été conquise par les forces séparatistes prorusses soutenues par les forces russes et qui contrôlent aussi plusieurs points stratégiques de passage dans la mer d’Azov et le détroit de Kertch qui relie la mer noir à la mer d’Azov. Le détroit de Kertch a une importance stratégique pour la Russie et c’est pour cela qu’elle s’est pressée de le fortifier et de le protéger pour éviter le scenario de 1885 dépôts de ravitaillement et de munitions russes, a été occupé par les troupes franco-britanniques. Cela a permis non seulement de fortement gêner le ravitaillement de Sébastopol assiégée, mais aussi à la flotte navale franco-britannique de pénétrer en Mer d’Azov. Cette dernière a du 25 mai au 22 novembre 1855, de façon parfaitement planifiée, attaqué méthodiquement toutes les installations stratégiques russes de la Mer d’Azov en les détruisant ou les endommageant gravement. Le détroit de Kertch relie la Crimée à la ville de Krasnodar en Russie, une région agricole qui a presque le même climat que la Crimée.
Les pays qui dépendent de l’Ukraine pour le blé et l’huile de tournesol risquent de ne pas pouvoir gérer leurs populations qui n’ont plus accès à ces produits. Il faut aussi signaler la dépendance de plusieurs pays du monde aux engrais chimiques russes auxquels ils n’ont plus accès à cause des sanctions imposées à la Fédération de Russie. Non seulement les gens ne pourront plus se procurer du blé mais aussi et surtout ils ne pourront pas le cultiver chez eux faute de fertilisants. Etant un pays continent qui s’étend sur l’Europe et l’Asie, la riposte russe aux sanctions occidentales peut facilement perturber les voies d’approvisionnement de l’Europe en Asie, l’Asie qui semble être une alternative aux produits russes.
L’autre conséquence c’est la crise énergétique qui affecte le monde entier. Il faut à cet effet noter que la Russie figure parmi les principaux pays producteurs de pétrole et un membre influent de l’OPEP. Plusieurs pays au monde dont le Burundi ont été affectés par la crise énergétique. Il faut noter que dans plusieurs pays européens, le prix d’un litre d’essence a presque doublé suscitant la colère des consommateurs. La crise en Ukraine a poussé les Européens à revoir leur politique énergétique en relançant les centrales nucléaires et les centrales à charbon au grand dam de l’environnement. On comprend donc que la crise a aussi un impact négatif sur l’environnement.
Les échanges commerciaux et financiers entre la Russie et les autres pays du monde ont été aussi fortement perturbés par le conflit ukrainien et les sanctions occidentales imposées à la Fédération de Russie. La déconnexion de la Russie au Code SWIFT a rendu les échanges et les transactions financières entre la Russie et plusieurs pays du monde impossibles. Les étrangers résidant en Russie ont été durement frappés par la crise car la monnaie étrangère a été très dévaluée conjugué à la cherté des produits de première nécessité. Les frais de fonctionnement des ambassades et les bourses d’études pour les étudiants devraient transiter dans un pays tiers où le personnel de l’ambassade devait aller récupérer les fonds et les acheminer en cash et en mains jusqu’en Russie avec tous les risques possibles.
L’autre conséquence et pas des moindres est que la crise en Ukraine a fait oublier d’autres crises. Le monde entier a les yeux rivés sur l’Ukraine alors qu’il y a d’autres crises qui secouent plusieurs pays du monde mais qui ne bénéficient pas de la même attention. La crise à l’Est de la République Démocratique du Congo où des populations sont poussées à l’exil et massacrées jour et nuit par des groupes rebelles armés et soutenus par un autre Etat ressemble étrangement à la crise ukrainienne. C’est ce deux poids deux mesures qui révolte les gens de bonne conscience. Cela rappelle un peu la discrimination dont ont fait l’objet les Africains en Ukraine et dans certains pays d’Europe au début de « l’opération spéciale » russe en Ukraine.
L.R : Une opinion pense à un éventuel embrasement total, donc un risque d’une guerre mondiale. Etes-vous de cette opinion ? Pourquoi ?
Vu les évolutions actuelles du conflit et les livraisons massives d’armes promises à l’Ukraine par les Occidentaux, le risque est réel. Il suffira d’un petit incident pour déclencher une guerre impliquant l’affrontement de plusieurs armées. Mais je reste convaincu qu’il y a encore des hommes et femmes en Europe et en Amérique qui suivent la situation de manière lucide pour éviter la catastrophe.
L.R : Avez-vous des propositions de solutions qui mettront fin à cette guerre ?
E.B : Non vraiment. Les Russes savent ce qu’ils veulent, les Occidentaux aussi. Ils doivent s’asseoir ensemble et discuter et ça ne sera pas la première fois. Ils l’ont déjà fait lors de la conférence de Yalta en 1945. Il n’est probablement pas encore temps pour une assise pareille car le conflit reste encore circonscrit sur le territoire ukrainien. Probablement que c’est l’une des raisons qui a fait que les accords de Minsk de 2015 suscitent peu d’intérêt. Si ces accords avaient été appliqués malgré les imperfections qu’ils peuvent contenir pour l’une ou l’autre Partie, ils auraient eu le mérite d’éviter des morts supplémentaires, des destructions des biens et des déplacements forcés des populations.La Partie ukrainienne a dénoncé ces accords pour des raisons de souveraineté mais il y a risque que de nouveaux accords aboutissent aux mêmes résultats (voire moindres) après tant de destructions et tant de morts. Faire miroiter une victoire militaire (à la Pyrrhus) de l’Ukraine sur la Russieest une pure utopie et les Occidentaux le savent bien. Une victoire militaire sur la Russie ne sera pas l’œuvre des ukrainiens mais celle des occidentaux qui devront entrer en confrontation militaire directe avec la Russie. Même si cette option n’est pas totalement exclue, beaucoup de pays occidentaux hésitent car une telle confrontation créera beaucoup d’incertitudes et va basculer le monde dans un ordre international nouveau avec des dégâts collatéraux d’envergure. Le semblant équilibre de puissance qui existe depuis le retour de la Russie sur la scène internationale et l’émergence d’autres puissances moyennes militaires et économiques va voler en éclats ouvrant la voie à toute sorte de dérive. Les Nations unies, sa charte et son Conseil de Sécurité seront revisités pour reconfigurer cette institution sur base de nouvelles zones d’influence et de nouveaux maitres du monde. Bref, plus de questionnements que de propositions de solutions.
L.R : Les pays africains préfèrent le non-alignement dans cette guerre. Comment appréciez-vous cette attitude ?
E.B : Théoriquement les pays africains ont choisi de ne pas s’aligner ni derrière la Russie ni derrière le bloc Etats-Unis d’Amérique-Europe. Mais à y regarder de près chaque pays du continent voit midi à sa porte. Il faudrait plutôt analyser les faits et gestes des pays africains pris individuellement par rapport à cette guerre pour comprendre si réellement la posture de non-alignement est respectée. L’erreur à ne pas commettre serait de considérer l’Afrique comme un bloc homogène en termes d’intérêts. Le continent a choisi de s’aligner sur la position de l’Union Africaine mais dans les faits, cela n’empêche pas que les pays membres puissent chacun prendre une position en faveur ou en défaveur de tel ou tel bloc. Cela est dû au fait que chaque Etat africain peut avoir des liens particuliers soit avec la Russie, soit avec un des pays occidentaux ou américains qui s’opposent à la Russie. Dans ce cas, chaque pays regarde là où se trouvent ses intérêts.
Il est bien connu qu’il n’y a pas d’alliances éternelles et que ce sont des intérêts qui font bouger les Etats. Il n’est donc pas rare que tel ou tel Etat africain s’affranchisse de la position de l’Union Africaine ou de la tutelle occidentale et prendre une position qui lui est propre. On a vu des pays africains qui ont clairement refusé de suivre les Occidentaux et qui ont choisi de garder les liens historiques avec la Russie.
Il faut aussi signaler que c’est l’histoire qui se répète car les pays africains avait adopté la même ligne pendant la guerre froide. Il s’est avéré que c’était la meilleure position car elle a permis aux Etats africains de naviguer entre les deux blocs en termes d’échanges commerciaux et autres. Les pays africains ont pu exploiter la situation à leur avantage en l’utilisant comme un objet de marchandage. L’attitude des pays africains de ménager le chou et la chèvre est dans ce cas raisonnable.
L.R : Merci de votre interview
E.B : C’est moi qui vous remercie plutôt.