Un phénomène qui est plus qu’une affaire de goût
L’essor des aliments ultra-transformés (biscuits, boissons sucrées, chips, et sauces industrielles) accompagne l’urbanisation rapide, la compression du temps disponible pour cuisiner. Le phénomène est plus qu’une affaire de goût ou de commodité : il redessine notre santé, du cœur à l’intestin, jusqu’à notre humeur. Trois professionnels, à savoir un médecin, un psychologue et une nutritionniste, décrivent un paysage où la facilité se paie cher.
«Dans mon cabinet, je vois de plus en plus de jeunes adultes avec une hypertension précoce, un surpoids abdominal et des troubles glycémiques, alors qu’ils n’ont pas encore 35 ans,» observe Dr Nina Nineza. «Le fil rouge, c’est souvent un régime dominé par des produits à longue conservation: petit-déjeuner liquide et sucré, déjeuner pris sur le pouce, dîner constitué d’en-cas salés. Ce trio crée un terrain inflammatoire et métabolique propice aux maladies chroniques.»

Les AUT (Aliments ultra-transformés) se distinguent moins par ce qu’ils contiennent (farines, huiles, sucres) que par ce que l’industrie en a fait: textures uniformes, arômes puissants, additifs pour optimiser la durée de vie et la «récompense alimentaire». Ainsi, ils se mangent vite, en grande quantité, en contournant les signaux d’inappétence. À Rutana, Bururi, Ngozi, ou d’autres communes, ces produits colonisent kiosques, gares routières, souvent meilleur marché à la portion que des fruits, des légumineuses ou du poisson frais.
L’impact physique est désormais difficile à ignorer. Les AUT concentrent des calories «vides», riches en sucres libres, sel et graisses de mauvaise qualité, avec peu de fibres. «Quand on remplace le haricot, le manioc, la patate douce, le maïs non sucré et le ndagala par des aliments industriels, on perd des fibres qui nourrissent le microbiote et ralentissent l’absorption du sucre,» poursuit le Dr Nineza. «On gagne, à l’inverse, des pics glycémiques et des dépôts graisseux viscéraux. En quelques années, cela se traduit par diabète, et les risques cardiovasculaires». Les populations urbaines, pauvres, contraintes à des choix rapides et à faible coût, sont particulièrement vulnérables.
L’onde de choc ne s’arrête pas au corps
Mais, l’onde de choc ne s’arrête pas au corps: elle atteint la santé mentale. Pour le psychologue Epitace Singirankabo, qui reçoit les enfants, adolescents et mères, décrit un lien trop souvent ignoré: «Je ne prétends pas que l’alimentation explique tout. Cependant, chez certains jeunes très consommateurs de boissons énergisantes, biscuits, nous observons davantage d’irritabilité, de troubles du sommeil et des difficultés d’attention». Il nuance : «Il s’agit d’un facteur parmi d’autres stress scolaire, chômage, violences mais l’alimentation amplifie ou atténue la vulnérabilité. Des journées rythmées par les sucres rapides créent des montagnes russes de l’humeur. »

Certains régimes riches en additifs, graisses et sodas favorisent une sensibilité intestinale accrue, une dysbiose du microbiote et la production de médiateurs inflammatoires susceptibles d’influencer le cerveau « Chez deux patientes souffrant d’anxiété, le simple fait d’introduire un petit-déjeuner complet – œufs, avocats, fruits) et de supprimer la première boisson sucrée du matin a réduit les crises d’angoisse matinales, » témoigne Dr Nineza. « Ce n’est pas un traitement unique, mais un levier concret.»
L’ultra-transformé est pensé pour accrocher nos sens
Le poids de la publicité n’est pas insignifiant. Les messages qui associent boissons fluorescentes et réussite sociale, chips, font mouche chez des adolescents burundais connectés, avides de signes d’appartenance urbaine. La disponibilité 24/7 et le prix psychologique «1000 FBu seulement» contournent la prudence des familles. « L’ultra-transformé est pensé pour accrocher nos sens, » souligne Alida Nduwimana, nutritionniste. « Textures croustillantes, salées-sucrées: cela crée des habitudes. Et l’habitude devient norme : le haricot long à cuire paraît “dépassé”. »
Pourtant, le Burundi dispose d’atouts culinaires puissants : haricot rouge, maïs, sorgho, riz, patates douces, bananes plantains, feuilles vertes (isombe), sésame, arachide, petits poissons des lacs, mangues, ananas, papayes. « Notre force, c’est la densité nutritionnelle de nos plats quand ils sont minimalement transformés,» insiste Mme Nduwimana. «A la burundaise de haricot mixé, une sauce arachide maison, du poisson grillé avec citron, du foufou de manioc accompagné d’épinards : on obtient fibres, protéines, micronutriments et satiété durable.»
Des changements réalistes
A l’échelle familiale, des changements réalistes priment. Planifier : cuire une grande marmite de haricots le week-end, congelé en portions, préparer un “kit” de crudités (tomates, carottes, concombre) dans un bocal d’eau au réfrigérateur. Simplifier : remplacer une boisson sucrée quotidienne par de l’eau citronnée ou une infusion de gingembre. Recomposer : si les nouilles instantanées sont inévitables un soir, y ajouter des œufs, des légumes sautés, réduire le sachet d’assaisonnement de moitié. Et réhabiliter le petit-déjeuner solide : patate douce + arachide pilée + fruit, plutôt que biscuit + soda, note la nutritionniste Nduwimana.
Dans les écoles et cantines, des mesures peu coûteuses existent : limiter la vente de boissons sucrées, encourager la vente d’arachides grillées non sucrées, de maïs bouilli, de fruits de saison. Les marchés communaux peuvent afficher des “paniers” équilibrés, montrant concrètement ce qu’on peut acheter pour le prix bas. « Quand les parents visualisent que, pour le coût de deux sodas et d’un paquet de chips, ils peuvent nourrir deux enfants avec du maïs, du haricot et des bananes, la décision change, » ajoute Mme Nduwimana.
Sur le plan clinique, les soignants peuvent intégrer l’alimentation au parcours de soins. « Devant une hypertension débutante, je ne me limite plus à prescrire ; je demande un journal alimentaire d’une semaine, » explique Dr Nineza. « Nous fixons une cible simple : deux portions de légumes par jour, une source de protéines non transformées à chaque repas, et une “règle des cinq ingrédients».
En santé mentale, la prudence et la personnalisation s’imposent. « Modifier l’alimentation n’est pas une injonction morale, c’est un soutien : cela peut diminuer la fréquence énergétique qui aggrave anxiété et irritabilité, » rappelle le psychologue Singirankabo. Il propose un “essai de 4 semaines” : trois repas structurés, deux collations simples (arachides, fruit), eau à volonté, suppression des boissons sucrées en semaine, puis évaluation des effets sur le sommeil, l’attention et le stress perçu. « Quand les résultats sont ressentis dans le corps, la motivation suit. »
L’objectif n’est pas de teindre chaque paquet : certains produits transformés rendent service, notamment pour la sécurité alimentaire. Le vrai risque vient d’un régime où l’ultra-transformé domine, jour après jour. « Si nous réservons ces aliments aux occasions, et que nous replaçons au centre les produits bruts du Burundi, nous verrons des bénéfices en quelques mois : tour de taille qui diminue, tension plus stable, énergie mentale plus régulière, » conclut Mme Nduwimana, la nutritionniste. Le Dr Nineza aborde dans le même sens: « La médecine fait sa part, mais la cuisine quotidienne reste notre première formulaire. » Et le psychologue Singirankabo termine: «Manger simple, partagé, local : c’est aussi une hygiène de l’esprit.»
Mynka Careille Iriho